1937-1987 : Texte de Jean-Louis FONCINE, écrit à l’occasion du 50ème anniversaire de la Collection SIGNE DE PISTE :
Signe de Piste, une Collection de Roman Jeunesse d’Aventure
J’ai mis longtemps à guérir de mon enfance, Plus longtemps encore à guérir de l’enfance des autres. Je n’allais pas à l’école. Mais je savais que l’école était comme la salle des catéchismes accolée à un immense cracier de laitier de fonte, un lieu où il nous fallait souffrir chaque jeudi. Tapissé de gravures aux tons criards, peuplé de pupitres sombres où les canifs avaient gravé des arabesques magiques ou obscènes, hanté par un homme noir qui tapait sur les crânes rasés (à cause des poux) avec sa longue baguette de coudrier.
J’avais honte de mes livres et de mes cahiers qui me paraissaient toujours sales, barbouillés de signes incompréhensibles et inutiles, Mais je m’avançais dans la vie auréolé de rêves somptueux et je devinais inconsciemment que ces rêves me conduiraient où je voulais aller: là où, par delà le monde incohérent des hommes, ahanant et soufflant sur leurs métiers ingrats ct leurs bureaux funèbres, se trouvait le royaume des vivants, Ce royaume n’avait pas de nom. Je pense qu’il n’en eut et n’en aura jamais. Car ceux qui en sont les citoyens se reconnaissent à leur passeport universel qui est une certaine façon de souffrir, de rire, de se bousculer, de s’aimer, de se battre ou de s’embrasser, de gémir, de hurler, d’être heureux …, à une certaine façon de mourir aussi quand il le faut. Les simples d’esprit l’appellent le Royaume de l’Aventure. Et c’est bien ainsi. car le mot est intraduisible dans la Iangue des sots qui composent la masse de ce qu’on est convenu d’appeler le genre humain. Plus intraduisible encore dans la langue des hommes de pouvoir qui est pure pollution. Je ne connaissais que les jeux de garçons qui ne sont pas les jeux de l’amour mais ceux de la fraternité. Je ne connaissais pas encore les jeux de la guerre qui ne sont pas ceux de la vie et du combat généreux, mais ceux de la mort absurde. Je voulais vivre, vivre intensément, vivre avec des vivants qui ne fussent pas des « déguisés», comme le sont les collégiens, les militaires, les académiciens, les adultes au doigt levé et au ton sentencieux. Mon domaine secret se situait au cœur d’une masse de buissons griffus, de prunelliers sauvages, cernés d’arbres immenses emplis d’une infinie majesté. C’est là que je les ai tous rencontrés, ces vivants, bien avant leur naissance. Oui je les ai rencontrés : Baldur et Wolfram dans les forêts profondes du Westerwal au 5e siècle de notre ère. Et ces garçons se recommandent de Saint Agapit portant sur leur culotte de velours une tunique sans manches ornée d’une croix celtique. Et Etienne le berger de Cloyes, se présentant à douze ans au roi Philippe-Auguste avec une lettre signée du Christ qui lui vaudra de partir pour la croisade et d’y mourir en chemin avec dix mille vauriens de son espèce … El cet Eric, prince blond à la gourmette étrange, qui se rendra seul au rendez-vous tragique dans les souterrains du château des roses. Je ne savais pas encore ce qui allait exactement leur arriver aux uns et aux autres. Ni que cet Eric allait mourir dans cette même guerre que nous allions haïr d’un même coeur. C’étaient déjà les Ayacks qui patrouillaient sur ma rivière, fouillant les villages de ma chère Franche-Comté les soirs d’orage, à la recherche de je ne sais quel trésor oublié par un seigneur fou, et pourchassés par les méchants …
C’étaient déjà ces rudes garçons qui d’un lambeau de foulard rouge accroché à leur ceinture allaient créer la plus extravagante chevalerie secrète que le monde moderne ait connue, car faite de la seule trilogie de la folie du jeu, de la fierté et de la jeunesse. Déjà Olivier recherche Wolfgang pour résoudre l’énigme poignante d’un passé d’où dépendra la résurrection d’une fraternité indispensable à la patrie Européenne: celle des forts et des purs. Et puis j’ai compris un jour que je me situais au cœur d’un monde encore trop petit et que tout ce qui allait compter se retrouverait sur toutes les mers, dans toutes les terres habitées, que la fraternité dont nous rêvions était liée non au monde indifférencié et sans âme dont on nous rabâchait les oreilles mais à toutes ces communautés vivantes qui nous attendaient, prêtes à nous suivre et à nous aimer, si nous savions les comprendre, une par une, l’une après l’autre, l’une autrement que l’autre. Alors d’autres héros sont venus battre mes rêves, Harald le viking au jour de grâce de l’an 902 sur les rives de la Seine, Bob et Robert dans l’impossible pari de leur survie en pleine forêt amazonienne, Juanita, la fille du planteur de Saint Domingue à la tête de sa bande d’orphelins, ou Conrad, le loup perdu dans les ultimes sursauts de la tourmente européenne, et Pedro, le fils du tonnelier de Palos, le mousse de la Santa-Maria. Des forêts canadiennes à la rivière Thaï, des terres balkaniques, défendues par Zora, aux rues brûlantes de Budapest où se battent les enfants qui ne veulent pas céder, de la clairière aux Wapitis aux torrents yougoslaves …, ils ont lutté, ils ont souffert, ils ont aimé. Et j’ai lutté, et j’ai souffert et j’ai aimé avec eux. « Nul ne revient sur ses pas » écrivait Eberhardt Cyran. Mais chaque pas est un effort contre l’oubli, une progression sur l’escalier dont les marches se perdent dans l’infini du ciel.
A l’heure où j’ai compris que la jeunesse allait s’éloigner de moi, que je ne serais bientôt plus en mesure de rêver, j’ai compris que rien de ce qui était essentiel ne serait plus perdu. Car je n’avais pas été le seul à rêver, le seul à manier le crayon ou le stylo, ces armes contre la détresse du Temps qui passe. Cinquante, cent bons compagnons m’avaient rejoint depuis longtemps et ensemble avaient bâti d’un même cœur celle cathédrale de papier aux couleurs chatoyantes, qui, malgré sa fragilité apparente, allait se révéler capable de défier l’adversité. Véritable forteresse, plus forte que la citadelle des Tartares, comme elle battue par un ennemi sournois et invisible, elle allait s’emplir de jeunes combattants qui se renouvelleraient de génération en génération, sans un perdre un pouce de leur taille ni de leur fierté. Aujourd’hui, aux dernières heures du millénaire, tous les héros sont là, parfois cachés, mais toujours vaillants. La Forêt, telle que l’avait annoncée et admirée Ernst Jünger, l’un des grands philosophes de ce siècle, la forêt refuge et régénération, source de l’éternelle jeunesse, est là aussi. Elle enferme symboliquement tous les éléments de notre survie. Je sais que lorsque les fous et les sages, qui prétendent se partager la domination du monde, auront, l’un après l’autre, appuyé sur tous les boutons qui peuvent anéantir notre planète, l’on verra sortir des bunkers secrets ou des halliers indestructibles quelques fiers « Ayacks » qui se porteront en avant, les bras croisés, jusqu’aux Falaises de marbre, pour regarder sans ciller naitre un monde nouveau qui sera pour très longtemps ou pour toujours le monde des vivants.
«Le Royaume des Vivants» Jean- Louis FONCINE – Lavaur, mai 1987